Jean, dit l’Empire, ne descendait jamais au bourg les soirs d’élections, on dit que sa femme l’en empêchait. Jean l’Empire habitait sur le rebord des plateaux à la Pointe du Jour. Aux heures d’orage, il était artificier : qui d’autre que lui aurait pu couper un rang de grêle en morceaux ? Qui d’autre en effet, sur ce pas de tir stratégique, savait manier la fusée para-grêle ? Jean ne venait pas au bourg échauffé de politique, il aurait pu y faire de mauvaises rencontres avec de mauvais garçons, et là, il ne répondrait plus de rien. L’Empire se souvenait de cette matinée de 1944, de cette colonne allemande qu’ils croisèrent sur la route, une grenade dans la poche, un poste émetteur dans un sac de grosse toile porté sur l’épaule. Car avec son copain Franchi ils étaient prêts à donner leur vie. Mais deux braves paysans pouvaient-ils nuire aux armées du Reich ? Au cœur de cet orage extraordinaire, sur les plateaux de la Pointe du Jour, les avions de la Royal Air Force livrèrent par une belle nuit de sacrés paquets ! Et l’Empire cacha ces cadeaux venus de si loin à deux pas de chez lui, dans ce trou, ce souterrain que tout le monde avait oublié. Un soir, une traction avant viendrait récupérer armes et bagages. Il ne furent pas prudents ceux-là ! A rouler plein phares ! Jean expliqua que les fridolins s’étaient l’autre jour déplacés pour prendre un camarade. Il savait bien qu’au village ou ailleurs des esprits miliciens veillaient. Jean l’Empire avait cette certitude simple que de l’ombre un jour surgirait la lumière. Il reste dans les broussailles percées par endroits de bouches ouvertes sur la noirceur de ce temps quelques débris de tôles rouillées qui une nuit de 44 firent un bref vol de liberté. Mais toujours Jean se souviendrait et jamais il ne descendrait au bourg les soirs d’élections.
Médiation entre l’ombre et la lumière, à l’orée de nos questionnements intérieurs, fruits d’une cosmogonie enfouie dans nos mémoires qui aujourd’hui continue de nous émouvoir, les souterrains n’ont pas fini de secouer les débats sur leurs fonctions primitives. Je me souviens de cet archéologue qui se prétendait patenté, et je sais qu’il ne l’était pas, affirmant sur un ton péremptoire devant l’ouverture sombre du souterrain de Boscène : « il n’y a rien ici, il n’y a rien d’intéressant ». Pauvre homme qui ne rencontra jamais la fée aux joues roses, le Toine à la canne alerte et Jean l’Empire le résistant.
Le 21 mai 1994